Professeur Adoubi Innocent, coordonnateur du programme national de lutte contre le cancer et chef du service cancérologie du Centre hospitalier universitaire (Chu) de Treichville prévient sur les signes du cancer et les moyens de réduire le risque de le contracter. Lire notre interview!
Quels sont les cas de cancer les plus récurrents dans votre service?
Chez l’adulte, 80% des cancers sont les cancers du sein, du col de l’utérus, de la prostate, du foie et les cancers colorectaux. Chez l’enfant, on a les cancers des ganglions, du rein, de l’œil. Ces trois cancers représentent plus de 60% des cas. À côté de cela, nous avons les leucémies, c'est-à-dire les cancers du sang à des proportions qui vont dans l’ordre de 4 à 5 % des cas.
A quelle occasion l’enfant contracte-il le cancer ?
Le cancer de l’enfant est présent depuis la naissance. Les gènes du cancer se trouvent déjà dans la fécondation. Les chromosomes du cancer sont présents et se mettent en place dans les années qui suivent. Ce qui fait qu’on peut découvrir un cancer chez un enfant de huit ans. Il n’y a pas de prévention mais les parents doivent être attentifs au changement de comportement ou à la structure physique de l’enfant. Quand un parent constate que les yeux de l’enfant deviennent brillants, il ne doit pas s’émerveiller pour dire que les yeux de l’enfant sont beaux. Il faut qu’il consulte un médecin, car cet aspect peut cacher un cancer. Quand il s’aperçoit aussi que le ventre de l’enfant grossit de manière inhabituelle, il doit également aller à l’hôpital car, peut-être, il y a un cancer du rein.
Même sans douleur ?
Oui. C’est le médecin qui va découvrir une tumeur et qui va sentir quelque chose d’anormal. Il va alors recommander une radiographie.
En dehors des enfants, qui sont les populations les plus touchées ?
Après 30 à 35 ans, on peut être un facteur de risque d’un cancer particulier. Le cancer du sein de la femme commence à être fréquent à partir de 40 ans. Le cancer du col de l’utérus l’est à partir de 45 ans. Le cancer de la prostate chez l’homme commence à être fréquent à partir de 50 ans. Autrement dit, on a la prostate chez les jeunes ; or en Europe, c’est à partir de 60 ans qu’on peut avoir la prostate. Nous recevons de jeunes monsieurs de 50, 51, 52 ans qui ont le cancer de la prostate ici.
Qu’est-ce qui explique cette différence pour le cas de la prostate?
On pense que le cancer de la prostate est plus fréquent chez le Noir à cause d’un problème génétique. Le fait d’être noir prédispose plus à un cancer de la prostate que chez un Européen ou un Asiatique. Etre de race noir nécessite un dépistage vers 50 ans, contrairement à la race blanche qui peut patienter jusqu’à 60 ou 65 ans. En ce qui concerne le cancer du foie, on peut le contracter à partir de 35 à 40 ans. Il est lié à l’hépatite B et à l’hépatite C. Ce cancer est lui-même lié à un virus endémique qui est présent chez les populations africaines. Ce qu’on préconise, c’est la vaccination dès la naissance en collaboration avec le programme des hépatites qui a le leadership de la prévention. Si les enfants sont vaccinés correctement de zéro à trois ans, cela contribue à la baisse du cancer du foie.
Vous nous expliquiez, il y a trois ans, que l’homme contracte aussi le cancer du sein. Quelle est la réalité aujourd’hui au niveau des consultations ?
Depuis trois ans, nous avons opéré trois hommes qui ont entre 50 et 55 ans. Ils vont bien. Ils ont fait la chimiothérapie. D’autres sont allés faire la radiothérapie à l’étranger. Le traitement de l’homme est pareil que celui de la femme. On opère et cela se passe bien. Les hommes sont de plus en plus conscients qu’il faut venir tôt. Ils ne viennent pas pour les dépistages, mais plutôt quand ils ressentent des signes. Avant, ils venaient en consultation à des stades avancés mais maintenant ce n’est plus le cas. On fait le prélèvement et lorsqu’on se rend compte que c’est un cancer du sein, on les opère et cela se passe bien. Sur deux mille cancers du sein par an pour toutes les structures confondues, on ne retrouve que trois hommes.
"Le thé vert réduit le risque de certains cancers "
Les Ivoiriens sont-ils suffisamment sensibilisés sur le cancer ?
Avec les Ong de lutte contre le cancer, les Ivoiriens sont de plus en plus conscients que cette maladie est une réalité dans leur pays. Nous n’avons pas tous les moyens pour la prendre correctement en charge. Donc il faut que l’Etat s’implique dans la construction de centre de traitement du cancer. Aujourd’hui, nous ne disposons que d’un seul service de cancérologie dénué de tout matériel, assez vétuste, doté que de quatorze lits et qui est fermé depuis quatorze mois au Centre hospitalier et universitaire de Treichville parce que des réfections sont en cours. Il y a un projet de création de centre de cancérologie mis en place depuis 2009, mais qui n’est pas encore réalisé.
Avec cette fermeture, comment se fait la prise en charge des patients ?
Nous sommes obligés de solliciter des lits des autres services comme le service interne pour recevoir quelques patients. Nous pouvons faire des consultations, mais pas des hospitalisations systématiques. La prise en charge se fait avec les moyens du bord. Les malades sont obligés de se retrouver dans les structures privées. Notre vision, c’est la création d’un centre autonome de radiothérapie et d’andrologie médicale. Le terrain se trouve au Chu de Cocody. Les travaux n’ont pas encore commencé mais nous avons de l’espoir. Car c’est une urgence d’avoir un centre de référence et de pouvoir prendre les malades en charge, et où on pourra faire la pluridisciplinarité. En Côte d’Ivoire, nous avons les ressources humaines pour traiter le cancer ; mais nous n’avons pas encore les structures qu’il faut.
Qu’est-ce qui est prévu en cas de douleur due au cancer ?
Effectivement, quand le cancer est avancé, il fait mal. Or en général, les malades arrivent à un stade avancé. 70% des cancéreux en Côte d’Ivoire ont des douleurs associées à leur cancer. Nous nous sommes rendu compte que les douleurs ne sont pas suffisamment soulagées. Pour améliorer la prise en charge de la douleur, nous avons tenu le premier atelier africain contre la douleur récemment à Abidjan, sous l’égide de l’alliance mondiale de lutte contre le cancer et l’association ivoirienne des soins palliatifs. Des spécialistes sont venus de l’Afrique et de l’Europe pour discuter des stratégies de la lutte et de la prise en charge. Il est ressorti de cet atelier que la morphine est le médicament le plus efficace. Il faut donc le rendre accessible non seulement aux praticiens, mais aussi dans les formations sanitaires. La manipulation de la morphine demande une formation. Il faut donc former le maximum de médecins à son utilisation pour pouvoir accompagner la prise en charge ; que ce soit à des stades intermédiaires ou à des stades avancés. Elle ne guérit pas, mais elle soulage la douleur. Or, la douleur a un impact psychologique majeur sur le malade et ses parents.
A quel moment doit-on passer à la morphine ?
Lorsque la douleur devient aiguë et résiste aux médicaments antalgiques habituels, il ne faut pas hésiter à passer à la morphine. Il faut être formé car la morphine a des effets indésirables comme des petits problèmes respiratoires qui peuvent être jaugés. Des formateurs sont disponibles en Côte d’Ivoire. De plus en plus, il y aura des ateliers de formation des médecins. Au niveau du programme national de lutte, nous sommes en train d’écrire une politique de lutte contre la douleur en collaboration avec le groupe technique de travail. C’est un guide de lutte contre la douleur afin que la morphine soit disponible dans les pharmacies privées et publiques. Bien souvent dans le public, il y a une rupture de morphine. Nous travaillons avec le ministère de la Santé dans ce sens.
La morphine étant une drogue, n’est-il pas risqué de la vulgariser ?
C’est vrai que la morphine est une drogue. Si le malade décède pendant son utilisation, il faut que les parents soient sensibilisés pour restituer la morphine à l’hôpital afin d’éviter son utilisation à d’autres fins. C’est pourquoi, la police des stupéfiants doit être associée à la mise en place des stratégies de régulation.
Quelles dispositions faut-il prendre pour éviter les types de cancer précédemment évoqués ?
Pour le cancer du sein, toute femme à partir de 30 ans doit se faire examiner chaque année par un cancérologue ou un gynécologue. Car quelle que soit l’hygiène de vie, il y a des risques. Ce type de cancer est parfois lié à l’hérédité. On propose que l’alimentation soit riche en fruits et légumes et que les activités sportives soient encouragées. Trente minutes d’activités physiques sont conseillées par jour. Il peut s’agir d’une simple marche. L’idée est de ne pas rester sédentaire. Les dernières études démontrent que faire du sport réduit tous les types de cancer d’au moins 30%. Limiter les aliments gras et les viandes sont des attitudes qu’on recommande également. Le cancer du col de l’utérus est un cancer qu’on peut éviter aujourd’hui. Il y a un vaccin distribué et qui coûte de 16 mille F Cfa à un peu plus. Il existe deux types de vaccin qui sont faits chez les jeunes filles qui n’ont pas eu de contact sexuel ou qui en ont eu, il y a moins d’un an. Cela permet de réduire de plus de 80% le risque de contracter ce cancer. Quant au cancer du sein, une fois diagnostiqué précocement, on en guérit. Si vous présentez un cancer du sein de moins de trois centimètres, vous avez 80% de chance de guérir.
Le coût du vaccin n’est-il pas un frein à l’éradication du cancer du col ?
Au niveau du programme cancer et du Programme élargi de vaccination, nous sommes en train de travailler pour que la Côte d’Ivoire puisse bénéficier de la disponibilité d’un vaccin moins cher, dans la fourchette de 3000 à 5000 F Cfa à trois doses. Ainsi avec environ 15 000 F Cfa, la jeune fille est protégée.
La jeune fille qui a déjà eu des rapports sexuels a-t-elle des chances de se protéger du cancer du col ?
Il y a une technique appelée l’extinction visuelle chez les jeunes filles qui ont déjà eu des rapports. Cette technique disséminée sur 34 sites sur l’étendue du territoire a été déjà enseignée à près de trois cents personnes. Il s’agit de détecter les lésions avant qu’elles ne deviennent des cancers et de les traiter. Ou bien de détecter des débuts de cancers afin de les opérer rapidement.
Chez la femme qui n’a pas fait le dépistage, quel signe devrait l’inquiéter ?
Il s’agit du saignement en dehors des règles ou pendant les rapports sexuels. Dans ce cas, elle doit consulter rapidement un médecin et non attendre les complications.
Et qu’en est-il du cancer du foie ?
L’alcool est une cause du cancer de foie. Quelqu’un qui a eu l’hépatite B et qui n’en est pas guéri, peut contracter la cirrhose du foie qui conduit à son tour à un cancer. C’est un processus qui peut prendre quinze ans en même temps. C’est pourquoi le programme qui travaille sur l’hépatite virale propose le dépistage systématique chez les sujets enfants ou adultes. Quand on passe au stade de cirrhose, le cancer n’est pas loin. Le cancer colorectal, c'est-à-dire le cancer du gros intestin se constate de plus en plus chez les jeunes entre 40 et 50 ans, y compris les hommes et les femmes. On en voit de plus en plus à des stades avancés parce que lorsqu’ils saignent, ils pensent à des hémorroïdes. Et pourtant, une personne qui saigne en faisant des selles doit voir un médecin. Il faut retenir qu’à partir de 50 ans, un homme doit pouvoir se faire examiner par un spécialiste. Même les hémorroïdes peuvent cacher un cancer.
Qu’est-ce qui conduit au cancer du gros intestin ?
C’est l’alimentation. C’est un cancer qui vient en sixième position. Seulement les malades viennent la plupart du temps après un voire deux ans de saignement. Il faut la télescopique pour être sûr qu’il ne s’agit pas d’hémorroïdes. Pour l’éviter, il faut une alimentation riche en fer et en légumes. Il faut privilégier les fruits et légumes dès le jeune âge. Eviter tout ce qui est alimentation gras et viande rouge.
Mais professeur, les Ivoiriens raffolent des grillades, comment éviteront-ils le gras ?
Si on raffole des grillades, il faut l’enrichir des fruits et légumes. Il faut manger de la banane, de la papaye, pour freiner l’effet cancérogène de ces produits liés à la viande et qui mettent des goudrons dans le colon. C’est le goudron dans le colon qui donne le cancer du colon. Manger la viande braisée est un risque de cancer. Dans les viandes braisées, il y a du carbone. Le problème, c’est que depuis le bas âge, l’enfant mange le « soukouya » (Ndlr : la viande braisée). Or, ce cancer met quinze à vingt ans avant d’apparaître. C’est donc le résultat de quinze à vingt ans d’une mauvaise alimentation. Plus on a une hygiène de vie saine, plus le risque du cancer du colon diminue. Il faut ajouter également que le tabac est à l’origine de 30% des cancers. Qu’il s’agisse du cancer du poumon, du cancer de la gorge, et même des cancers digestifs. La consommation du tabac est la première cause de cancer chez l’adulte. Or, près de 20% des jeunes ivoiriens se mettent à fumer. Si on lutte contre le tabac efficacement, c’est qu’on lutte contre le cancer efficacement.
Les patients reconnaissent-ils avoir fumé de la cigarette ?
Nous avons 20 à 25% qui ont fumé. Fumer donne le cancer du rein, du pancréas, le cancer orl, etc. 30% des cancers sont liés au tabac; 20% sont liés à l’alimentation. Si on soustrait l’alcool, le tabac de ses habitudes et qu’on a une alimentation équilibrée, on réduit les risques de cancer de 50%.
Et qu’en est-il du thé qui est de plus en plus présent dans les habitudes alimentaires?
Le thé et le café n’ont pas de problème particulier. Mais il ne faut pas non plus en abuser. Le thé vert est préconisé par les cancérologues aujourd’hui. Les scientifiques ont prouvé qu’il améliore la santé et réduit le risque de certains cancers mais il ne remplace pas l’effet des fruits et légumes comme le corossol ou la papaye. Tous les légumes sont également importants. L’assiette de l’Ivoirien doit comporter au moins des légumes et des fruits une fois par jour.
Et qu’est-ce qui est prévu pour l’amélioration de la chimiothérapie ?
La chirurgie, la chimiothérapie et la radiothérapie sont des traitements spécifiques du cancer. Les gens vont en Europe parce que les structures ne sont pas encore complètes. Les ressources humaines existent. Nous avons une douzaine de médecins qui manipulent la chirurgie. Nous avons quatre médecins diplômés en cancérologie médicale qui coordonnent la chimiothérapie. Mais nous n’avons pas de radiothérapie en Côte d’Ivoire ; or le traitement nécessite souvent la combinaison des deux méthodes. C’est ce qu’on appelle la radio-chimiothérapie concomitante dans le cas du cancer du col de l’utérus qui est avancé et du cancer du rectum. Nous sommes donc obligés d’évacuer les malades qui en ont les moyens. Car la chimiothérapie que nous faisons à ces malades n’est que provisoire. C’est cela le drame des patientes du cancer du col de l’utérus.
Est-ce que la radiothérapie sera un jour une réalité ?
Nous avons espoir que dans les trois années qui viennent, on aura un centre de radiothérapie et que nous pourrons traiter tous nos malades.
interview réalisée par Nesmon De Laure